Regards croisés sur la grossesse et la naissance - la pratique pluridisciplinaire au Temps de Naître

Par Thérèse Richard, sage-femme indépendante (sage-femme référente au Temps de Naître) et Isabelle Tapie, psychologue et praticienne en préparation affective à la naissance

(paru dans "Confluences" revue de l'Institut wallon pour la Santé mentale)


L’ « épreuve » de la maternalité déclenche inévitablement chez la future mère et chez la toute nouvelle mère une remise en cause narcissique perceptible et plus ou moins consciente, susceptible de faire vaciller son identité et de la faire régresser jusque dans ses tréfonds psychiques archaïques, pouvant lui faire revivre et intégrer peut-être enfin des événements enfouis de sa vie passée : douleurs primales trop longtemps « encryptées », chocs anciens non éprouvés en leur temps…

Cette « crise normale », provoquant parfois la traversée d’états psychotiques ou l’émergence de symptômes somatiques d’autant plus urgents à vivre qu’ils éviteront peut-être à plus ou moins long terme des pathologies somatiques bien plus graves, voire des décompensations psychotiques, est une grâce à ne pas laisser fuir, mais à confronter pleinement »

Joyce McDougall (psychanalyste)

Thérèse Richard : La grossesse, l'accouchement et les exigences du maternage d'un tout petit sont des moments clefs dans la vie d'une femme, accompagnés le plus souvent d'un important remaniement psychologique qui ne peut rester ignoré comme il l'est si souvent dans notre société où la grossesse est souvent surveillée par de brèves consultations médicales hyper-techniques, où l'accouchement est programmé et sous péridurale, où le séjour à la maternité est de plus en plus court, où les couples sont de moins en moins accompagnés .

Il importe de libérer les femmes de cette emprise qui, trop souvent, leur fait croire que la grossesse est une maladie, que l'accouchement est dangereux et que la médecine doit intervenir pour que cela se passe vite et bien. Il faut leur rendre leur corps et leurs émotions, leur apprendre à se faire confiance, à faire confiance au bébé, à prendre le temps qu’il faut et à mettre des mots sur leurs inquiétudes. Elles risquent sinon d'accepter, voire de réclamer, des actes médicaux, des examens qui ne sont pas nécessaires ou même qui risquent de compliquer une grossesse et un accouchement qui s'annoncent avec sérénité. Il faut accompagner les personnes dans leur globalité: leur histoire, leurs rêves, leurs peurs. Il faut les écouter au-delà des questions techniques, sur les plans émotionnel et relationnel.

Isabelle Tapie :
C’est la raison pour laquelle, en créant notre association « le temps de naître » à Beauraing, nous avons décidé d’accompagner de manière globale et pluridisciplinaire les couples qui voulaient se préparer à la naissance et qui demandaient un suivi après la naissance.
Mais le parcours s’est révélé plus difficile que nous le pensions, parce que n’étant pas un service de santé mentale, ni un centre de planning familial, nous n’entrons dans aucune catégorie subsidiable et sommes donc, pour combien de temps encore, partiellement bénévoles, ayant frappé à plusieurs portes pour des subventions que nous n’avons jamais obtenues. Pourtant, notre pratique, ici comme ailleurs nous montre à quel point les parents, et les mamans en particulier, ont besoin d’être soutenus et accompagnés dans ce passage qui n’est pas toujours aussi idyllique qu’on veut bien le dire.

Ma pratique de psychologue est plurielle. Je travaille dans un service de santé mentale en consultation générale et spécialisée dans le suivi sous contrainte d’auteurs d’agressions sexuelles. Cette pratique spécialisée m’amène à rencontrer des personnes très abimées psychologiquement par des relations précoces avec une mère qui s’est acharnée à empêcher l’émergence de leur identité de sujet par toutes sortes de moyens, bien évidemment inconscients. On peut donc aisément faire des ponts entre ce travail psychothérapique et le travail d’accompagnement de couples qui attendent un enfant.

Dans ma pratique de psychothérapeute en consultation générale, lorsque j’interroge les patientes sur leur grossesse et leur accouchement, voire sur ce qu’elles savent de leur propre naissance, ce que je fais systématiquement, les récits montrent clairement à quel point le vécu est lourd et difficile quand la médicalisation excessive et la non prise en compte des affects en jeu dans le processus de grossesse et de la naissance ont nié ce temps indispensable non seulement pour établir un lien avec leur bébé mais avec cette nouvelle personne qu’elles deviennent, pour naître à elles-mêmes en tant que mère.

On connaît bien en santé mentale aujourd’hui, la problématique de ces enfants sans limites, sans repères qui manquent de cette sécurité de base essentielle à leur développement. Ils sont hyperactifs, anxieux, incapables de se concentrer et, plus grands, ils font parfois peur à leur propres parents qui osent encore moins assumer leur rôle et l’autorité qui l’accompagne.

Les enfants et les familles vont mal, tout le monde manque de repères. « Aller mal » ça commence de plus en plus tôt. Les gens sont très isolés socialement, ne savent pas à qui s’adresser et les femmes se sentent mal de devoir demander de l’aide alors qu’elles sont censées être heureuses avec leur bébé. Un accompagnement à domicile est indispensable après la naissance. Ce qui frappe les sages-femmes lors des visites à domicile après la naissance, c’est la grande solitude et le désarroi des mamans qui se retrouvent seules avec leur bébé et éventuellement avec les autres enfants plus grands et sont complètement débordées.

Les professionnels de la santé mentale qui travaillent avec des enfants plus grands – mais encore petits et déjà très en détresse - parlent volontiers maintenant d’incompétence parentale… on évalue la compétence parentale en observant les interactions des parents avec l’enfant etc .Mais avant, que s’est-il passé ? Comment a-t-on permis à la maman de construire une relation de qualité avec son bébé, comment le fait de la déposséder ainsi de son corps de femme et de mère, de ce qui fait son intimité, sans pouvoir ensuite la soutenir, lui offrir un contenant qui lui permettra de refermer la béance ouverte par cette grossesse et cet accouchement ? On sait d’ailleurs maintenant que les femmes qui souffrent de dépression du post-partum ont également un relâchement du périnée. Là aussi, le lien entre le corps et le psychisme est clair et la béance est réelle, somatique.

Des femmes psychiquement fragilisées par une enfance difficile, une relation très conflictuelle avec une mère déjà inadéquate, parce que mobilisée par ses propres fragilités, ne passeront pas sans dommage par cette épreuve.

Pour ces mères, c’est le risque de voir leur identité ébranlée au point de régresser à des périodes de leur vie si anciennes qu’elles n’ont pas de mots ni d’images pour se les représenter et que leur corps seul sert de théâtre à ces sensations brutes. Cette grande vulnérabilité psychique de cette période de la vie des mères que sont la grossesse, l’accouchement et le post-partum, il ne faut pas la banaliser. Il faut pouvoir s’y confronter pour pouvoir aller plus loin et pour qu’elles puissent établir avec ce bébé qui est en elles un véritable lien d’amour respectueux de son identité de bébé. C’est une partie du travail psychologique autour de la grossesse et de la naissance : accompagner les mères et les pères dans ce chemin initiatique qu’est la mise au monde d’un bébé.

Thérèse Richard : Il y a des pays industrialisés pas si lointains (Pays nordiques, Pays-Bas…) où les grossesses et les accouchements normaux sont moins médicalisés. Ce sont les sages-femmes qui accompagnent les grossesses et pratiquent les accouchements dans ces pays-là, laissant aux gynécologues les suivis de grossesse à risques et les accouchements difficiles (max 15% des accouchements). Et les sages-femmes travaillent différemment. Elles prennent le temps avec les parturientes, elles ont moins recours à la technologie médicale, elles écoutent, elles accompagnent. C’est une prise en charge globale qui prend en compte toute la personne, pas seulement son utérus et son bébé. En Belgique, on essaie tant bien que mal d’instaurer une complémentarité entre les deux pratiques, celle du gynécologue, plus technique et celle de la sage-femme, plus globale.

Car le recours à l’intervention médicale, si elle est parfois indispensable, n’est pas à recommander dans la majorité des cas. Elle est souvent l’expression d’une angoisse médicale qui se transmet à la parturiente (appelée patiente comme si elle était malade) et au couple: le bébé est trop gros, trop petit, il y a trop de liquide amniotique, ou pas assez, il faut déclencher (ce que l’on fait d'ailleurs dans la plupart des maternités lorsque le terme est dépassé d’une semaine ou parfois moins).

Isabelle Tapie : J’ai suivi un couple en préparation affective à la naissance (haptonomie) qui souhaitait une naissance la plus naturelle possible. Trois semaines après la naissance de leur fille, ils reviennent avec le bébé et nous faisons, comme à chaque fois, un « débriefing » de l’accouchement et des premiers moments avec bébé. Madame me raconte qu’après une semaine de dépassement du terme, le gynécologue décide de déclencher l’accouchement. Mais ça ne donne rien, à part quelques contractions mais le col reste à 3 – 4 cm d’ouverture pendant plusieurs heures. Les contractions devenant douloureuses et très rapprochées, ce qui est le cas lorsqu’un accouchement est induit, madame demande donc la péridurale. Le gynécologue, appelé dit alors que si le bébé ne descend pas et que le col ne s’ouvre pas, il faudra faire une césarienne. Madame s’endort deux heures, spontanément, probablement à cause de la péridurale. A son réveil, surprise, son col est presque à dilatation complète. Pas de césarienne donc… Elle me raconte ainsi que lorsque le bébé est sorti, elle n’a pas voulu qu’on le mette sur son ventre et elle raconte en riant qu’elle ne comprend pas pourquoi elle n’arrêtait pas de répéter à ce moment –là « laissez-moi, je n’ai pas fini »… Heureusement que le papa a été très présent et s’est occupé les premiers jours de ce bébé que sa maman ne voulait pas regarder. Elle répète qu’elle ne comprend pas pourquoi elle disait « je n’ai pas fini », ça l’intrigue. Je dis « mais non, vous n’aviez pas fini votre grossesse ! » Surprise, elle éclate en sanglots comme si cette interprétation avait brusquement percuté un vécu douloureux. « Oui, me dit-elle entre deux sanglots, c’est comme si on m’avait arraché mon bébé de mon ventre ! »… Voilà comment un acte médical banal et de plus en plus répandu, comme l’induction d’un accouchement, peut susciter chez une femme qui n’est pas spécialement fragile psychologiquement un vécu douloureux et risquer d’handicaper gravement les relations précoces avec un bébé qui n’avait pas non plus demandé à venir au monde pour apaiser l’angoisse du gynécologue.

Thérèse Richard : Nous avons trop souvent l’impression que les accompagnants, qu’ils soient psychologues ou sages-femmes, doivent réparer les dégâts psychologiques et même parfois physiques que certains gynécologues trop pressés et trop techniciens font subir aux femmes qu’ils suivent et accouchent : consultations trop rapides, angoisse face à des examens complémentaires qu’ils n’expliquent pas, épisiotomies inutiles et mutilantes, forceps ou ventouses qu'un peu de patience aurait pu éviter, césariennes programmées sans avoir laissé aucune chance à la voie basse etc…
Comment ensuite pouvoir aimer ce bébé qui a été l’occasion de tant de souffrances ?

Pourquoi ne pas envisager cette période privilégiée sous un angle plus humain, plus naturel en faisant appel à une sage-femme qui, par le temps d'écoute qu'elle accorde, sera en première ligne pour accompagner le cheminement vers la parentalité, les orientant si nécessaire vers un(e) psychologue en cas de difficultés nécessitant une aide particulière ?

Martine était enceinte de son deuxième enfant. Le premier accouchement s’était assez mal passé pour elle, dans un hôpital où habituellement, ils médicalisent très fort les accouchements. Induction de routine, péridurale et immobilité pendant le travail, d’où pour cette maman une expérience de perte d’autonomie, de dépossession… et comme souvent au premier accouchement, elle n’a pas osé dire grand-chose, elle s’est laissé faire. Sentiment donc aussi de s’être fait maltraiter puisqu’elle n’a pas été entendue ni respectée en tant que personne adulte et autonome. Or médicalement on pourrait dire que tout s’était passé « correctement ». Maintenant, elle souhaite être accompagnée par une sage-femme. Martine est voisine du centre et il est donc plus facile pour elle de venir chez nous que de se rendre chaque fois à la maternité qui est située à une quarantaine de kilomètres de chez elle. Très vite elle me parle de ses angoisses, de ses cauchemars. Cette grossesse est attendue, souhaitée et ses cauchemars ne sont pas en lien avec une ambivalence quelconque par rapport à la venue du bébé. Nous parlons, comme je le fais chaque fois de son projet de naissance, de ce qu’elle souhaite autour de l’accouchement… Elle souhaite un accouchement différent, plus humain, plus respectueux d’elle-même. Je ne peux m’empêcher de lui dire que la maternité où elle souhaite toujours accoucher est connue pour pratiquer des accouchements très techniques et très médicalisés et qu’elle en sait quelque chose. Mais les mamans changent très rarement de gynécologue ou de maternité. Même si ça s’est mal passé, elles s’en sentent souvent responsables. Elles essaient encore. Martine voulait donc retourner accoucher là-bas. C’était son choix et je l’ai respecté. Nous avons donc tenté d’aménager la situation de manière à lui permettre de vivre les choses autrement. Je l’ai aussi envoyée en consultation chez la psychologue du centre pour lui permettre de travailler sur ses angoisses et ses cauchemars. Nous avons donc, Isabelle Tapie et moi travaillé en parallèle avec cette maman pendant toute la deuxième moitié de sa grossesse. Je l’ai suivie ensuite à domicile, après son retour à la maison, en postpartum. Elle avait réussi à ce qu’on ne déclenche pas son accouchement, et en ayant expliqué à l’équipe de la maternité qu’elle souhaitait bouger ou tout du moins ne pas rester couchée pendant le travail, l’équipe a aménagé sa routine autour de la péridurale pour respecter du mieux qu’elle pouvait ses souhaits. Tout s’est donc passé beaucoup mieux pour elle que la première fois.

Tout ceci nous montre à quel point il est utile de développer une pratique pluridisciplinaire dans un domaine central de la santé mentale et de l’obstétrique qui est de plus en plus chasse gardée de la seule médecine devenue de plus en plus technique et « désaffectivée »

Nous pourrions conclure avec Isabelle Brabant, sage-femme québécoise :
« Nous devons réapprendre ensemble l’écologie de la naissance qui reconnaît la force, l’intensité, qui parle de soutien, de normal, qui sait (…) combien le corps et le cœur vivent la maternité en conjugaison intime. L’accouchement appartient aux femmes et aux hommes qu’elles aiment »


Bibliographie :

- Sur le site de l’association professionnelle des sages-femmes :
www.sage-femme.be/Parents/livres.htm
- Isabelle Brabant (sage-femme québécoise) Une naissance heureuse, vivre sa grossesse et son accouchement, éd St Martin Montréal 2001 ou éd Chronique sociale 2003
- Ingrid Bayot, (Sage-femme belge vivant actuellement au Québec, formatrice en périnatalité. Voir son site www.ingridbayot.ca) "Parents futés, bébé ravi", éd. Robert Jauze, Paris 2004.
- Catherine Bergeret – Amselek, - Devenir parent en l’an 2000, Desclée De Brouwer 1999 - Le mystère des mères, Desclée De Brouwer 2005
- René Frydman et Myriam Szejer, Le bébé dans tous ses états, Odile Jacob 1998
- Myriam Szejer, Des mots pour naître, l’écoute psychanalytique en maternité, Gallimard 1997
- Myriam Szejer et Robert Stewart (préface de R. Frydman), Ces neuf mois-là, une approche psychanalytique de la grossesse et de la naissance, Coll Réponses, R. Laffont.
- Pascale Rosfelter, Bébé blues, la naissance d’une mère, Le Seuil poche 1994
- Catherine Serrurier, Eloge des mauvaises mères, Desclée De Brouwer 1992





"L'obstétrique traditionnelle consiste à surveiller un phénomène physiologique en se tenant prêt à intervenir à tous les instants.
L'obstétrique moderne consiste à perturber le dit phénomène de telle sorte que l'intervention devienne indispensable à l'heure exacte où le personnel est disponible."

Professeur MALINAS
gynécologue-obstétricien

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